Ma thèse en 10 000 signes par Blandine Mesnel

Le RT 34 consacre un espace à la présentation de travaux de jeunes chercheur·es. Blandine Mesnel est ATER à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas. Elle a soutenu en 2020 une thèse en science politique sous la direction de Philippe Bezes à Sciences Po (CEE), qui s’intitule : « Des formulaires administratifs pour gouverner l’agriculture. Une comparaison des agriculteurs face à la Politique agricole commune et des policy feedbacks, en France et en Espagne ».

Carte blanche

La nature du métier a totalement changé ! (…) Et on gagne du fric comment ? Avec les paperasses et la PAC. C’est ça aujourd’hui. Le mec qui sait pas faire la paperasse et la PAC, il est mort ! (…) Le premier truc c’est l’élevage, mais en fait, non. Le premier truc c’est presque la partie administrative. On a dénaturé le boulot. »

Frédéric Meyer (pseudonyme), agriculteur en polyculture-élevage caprin, agriculture biologique, France, 2015

Cet extrait d’entretien offre un bon aperçu des enjeux qui sont au cœur de ma thèse. Celle-ci porte sur le travail administratif qui rend possible la mise en œuvre de la Politique agricole commune (PAC), ses évolutions et la façon dont il est vécu et perçu par les agriculteurs français et espagnols qui s’y confrontent.

À première vue, la paperasse et la complexité administrative peuvent apparaître comme des sujets repoussoirs et au potentiel énigmatique faible. Pourtant et comme l’esquissent les paroles de l’enquêté ci-dessus, prendre la complexité administrative comme objet de recherche présente de nombreux intérêts pour la sociologie politique. Dans ma thèse, cela me permet d’engager à la fois une sociologie des transformations des mondes agricoles, une sociologie du travail administratif à l’interface des gouvernants et des gouvernés et une sociologie comparée de la mise en œuvre et des conséquences politiques des politiques publiques. L’entrée par la complexité administrative est également propice au développement de recherches comparatives. Tandis que les aides européennes de la PAC donnent lieu à la construction d’un problème public de surcharge administrative en France (porté par les syndicats agricoles notamment), ça n’est pas le cas en Espagne et alors même que les deux pays partagent des caractéristiques agricoles communes et ont opéré des choix proches en matière d’appropriation des règlements européens. Ce contraste identifié entre les deux pays constitue l’énigme comparative de départ autour de laquelle se structure ma thèse.

Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur ce sujet et quelles ont été les conditions institutionnelles de réalisation de votre thèse ?

Cette thèse est un travail que j’ai d’abord entrepris pour mieux comprendre celui de mes proches. Comptant de nombreuses agricultrices et agriculteurs dans mon entourage, j’ai eu envie d’utiliser cette position privilégiée pour analyser les rapports ambigus de cette profession à l’État (entre dépendance et volonté d’indépendance) et les conditions parfois valorisantes, parfois difficiles de son intégration sociale et politique. En 2015, je suis en Master 2 de recherche en sociologie politique comparée à Sciences Po et une manifestation d’ampleur est organisée par les syndicats agricoles français pour dénoncer la « surcharge administrative » qui accable selon eux la profession. À la même période, des statistiques publiques révèlent un mal-être important des agriculteurs et certains travaux soulignent la dimension sociale de ce mal-être, voire son lien avec certaines injonctions administratives (ceux de Nicolas Deffontaines et Dominique Jacques-Jouvenot notamment [1]). C’est ce contexte qui me convainc de porter un regard de sociologue du politique et de l’action publique sur cette fameuse « paperasse » pour en comprendre la nature et les conséquences politiques et sociales. Ma formation à la politique comparée à Sciences Po m’a ensuite encouragée à aller voir comment se passait la mise en œuvre de la PAC ailleurs, en l’occurrence dans le nord de l’Espagne.

Ma thèse a bénéficié d’un financement de trois ans et demi de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) pour sa contribution aux débats sur les transformations environnementales de l’agriculture. Après une période de chômage pendant laquelle j’ai rédigé mon manuscrit, j’ai entamé un contrat d’ATER en 2020 à l’Université de Lorraine puis, en 2021, à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.

Comment mobilisez-vous la sociologie politique dans votre travail ?

Ma thèse se situe à l’intersection de la sociologie de l’action publique et des administrations, de la sociologie des comportements politiques et des rapports à l’État dans les mondes agricoles, et de la politique comparée.

Je mobilise d’abord les recherches sur le travail administratif, ses expériences ordinaires et ses fonctions politiques. On retrouve ces recherches dans des traditions disciplinaires variées : dans la littérature anglophone de Public administration, en anthropologie de l’État, en sociologie des techniques et des sciences, également en sociologie du « guichet » et des réformes administratives. Je croise ces littératures entre elles, puis je les mets en dialogue avec la sociologie des socialisations politiques et des rapports à l’État, la sociologie des mondes agricoles, et avec les travaux néo-institutionnalistes sur les policy feedback. L’objectif est de proposer une sociologie des « réceptions » des politiques agricoles, telle que la définit Anne Revillard[2], qui soit centrée sur la place des enjeux administratifs dans les processus de réception et qui se combine avec une approche multi-niveau et multi-située de la mise en œuvre des politiques publiques. Il s’agit enfin de mettre en évidence les conséquences politiques de ces réceptions.

Pouvez-vous nous présenter le déroulement de votre enquête ?

J’ai mené cinq enquêtes de terrain multi-situées en France et en Espagne entre 2015 et 2018 : dans deux départements français des régions Centre et Normandie, une province espagnole d’Aragon, à Madrid et à Paris. Pour chacune d’entre elles je me suis installée entre un mois et demi et deux mois sur place. Résider longuement sur chaque terrain m’a permis d’organiser de nombreux entretiens individuels et collectifs de part et d’autre du dossier PAC, parfois de façon très spontanée. En tout, j’ai mené 151 entretiens avec des agriculteurs et des acteurs administratifs et politiques participant à la mise en œuvre de la PAC ou appartenant à des organisations professionnelles agricoles. J’ai aussi observé une trentaine de rencontres bureaucratiques autour de la PAC, aux guichets des administrations agricoles de terrain mais aussi dans les organisations professionnelles et chez les agriculteurs. M’inspirant de l’anthropologie des documents et des approches de sociologie des techniques et des sciences sur les écrits administratifs, j’ai aussi analysé des sources et archives écrites, qui m’ont notamment permis de documenter la bureaucratisation et la numérisation progressive des aides agricoles telles qu’elles se donnent à voir aux agriculteurs des deux pays.

J’ai choisi de ne pas enquêter directement dans le département où j’ai grandi et où sont installés la plupart des agriculteurs et agricultrices que je connais personnellement. Enquêter auprès de mes proches me semblait trop difficile à tenir d’un point de vue méthodologique, à la fois pendant l’enquête mais aussi au moment de l’écriture et de la restitution des résultats. Je suis admirative des chercheuses et chercheurs qui se lancent dans cette entreprise et qui parviennent à tenir la juste position qui s’impose dans ces situations d’enquête et d’analyse, entre familiarité et distanciation par rapport au terrain.

Quels sont vos résultats ou premiers éléments d’analyse ?

Ma thèse propose d’abord de dépasser la notion médiatique et englobante de « phobie administrative ». Je montre au contraire que l’expérience d’une complexité administrative renvoie à des dimensions plurielles et nuancées qui doivent nous amener à dissocier d’une part les expériences pratiques des démarches comme coûteuses, d’autre part les jugements de valeur qu’elles suscitent. Au niveau individuel, les démarches produisent des inégalités à travers les coûts d’apprentissage, de conformité et psychologiques qu’elles occasionnent. Ces coûts sont plus importants pour les agriculteurs les moins dotés en ressources scolaires, informatiques et relationnelles, également chez ceux qui présentent des trajectoires d’insertion professionnelle marquées par la position « d’héritiers ». Collectivement et indépendamment de ces nuances individuelles, les agriculteurs espagnols s’accommodent pourtant mieux du « fardeau administratif » de la PAC et ils en subissent moins les coûts. Cependant ces coûts (ou « fardeau administratif ») sont largement déconnectés des jugements des démarches et de leur cadrage en termes de « paperasse », qui obéit à des logiques proches dans les deux pays. Les agriculteurs français comme espagnols distinguent ainsi, selon des principes communs de responsabilité et de réalisme, des démarches administratives justes et légitimes d’une « paperasse » injuste et inutile.

Ma thèse permet aussi de comprendre comment des démarches proches en France et en Espagne produisent des effets différents sur leurs ressortissants, en fonction des médiations administratives auxquelles elles donnent lieu. J’analyse ces médiations administratives au niveau micro des pratiques relationnelles des agents de terrain et des conseillers agricoles aux « guichets », au niveau méso de l’offre de services d’accompagnement administratif proposée aux agriculteurs et au niveau macro de l’appropriation des règlements européens par les ministères de l’Agriculture et les syndicats agricoles des deux pays, également par les régions en Espagne. Je montre notamment que les organisations professionnelles agricoles (syndicats, Chambres d’agriculture, cabinets comptables et les banques en Espagne) jouent un rôle crucial et contrasté dans la « fabrique » de la complexité administrative : elles prennent en charge gratuitement la plupart du travail administratif PAC des agriculteurs en Espagne, tandis qu’elles se lancent avec réticence dans ces « services PAC » en France. Cette différence s’explique par leur histoire et trajectoire institutionnelle et elle détermine la présence d’un fardeau administratif collectivement plus lourd à porter en France qu’en Espagne.

Je montre enfin comment la bureaucratisation et ses prises en charge participent à l’évolution des identités et des rapports au politique des agriculteurs. J’observe un phénomène de sélection professionnelle par la compétence administrative en France, qui n’a pas son équivalent en Espagne. La « paperasse » perçue par les agriculteurs des deux pays nourrit par ailleurs un sentiment de disqualification sociale et d’éloignement du politique, en lien avec un certain déclin du poids politique de la profession. La complexité administrative produit enfin de l’indétermination quant au niveau de gouvernement sur lequel repose le « blâme » : vu d’en bas il est difficile de savoir si c’est l’Union européenne, l’État national voire la Région qui doivent être tenus pour responsables de la paperasse et du fardeau administratif endurés. Les potentielles mobilisations collectives autour de l’enjeu de la paperasse s’en trouvent affaiblies et je montre que si la « simplification administrative » est aujourd’hui pleinement inscrite à l’agenda des réformes de la PAC, les préoccupations qu’elle recoupe relèvent davantage d’un tournant gestionnaire dans les politiques européennes et nationales, plutôt que d’une réelle émanation des préoccupations de la base des agriculteurs.

Un conseil de lecture ou cinématographique qui pourrait intéresser nos lecteurs et lectrices ?

Pour les lectrices et lecteurs qui souhaiteraient approfondir leur connaissance de la PAC et ses rouages politiques et administratifs, je recommande vivement le documentaire La Négociation de Nicolas Franck (90’, Les films du Ciel, 2015, disponible en accès libre). Construit comme un thriller politique, il suit les équipes de Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture, dans le processus de réforme de la PAC au Conseil de l’UE en 2012 et 2013. Outre l’immersion filmée dans le quotidien du travail politique des ministres et de leurs cabinets, ce documentaire montre parfaitement l’enchevêtrement des rationalités politiques et bureaucratiques qui orientent les négociations européennes, tout en jouant le jeu de l’analyse multi-située, des terres électorales et agricoles du ministre-député dans la Sarthe à l’hémicycle du Conseil de l’UE. J’en mobilise parfois des extraits dans mes enseignements sur l’intégration européenne, l’analyse des politiques publiques ou la sociologie des administrations.

Sur le sujet de la complexité administrative et ses conséquences possiblement dramatiques pour les agriculteurs, je recommande la pièce écrite par Guillaume Cayet, Neuf mouvements pour une cavale (2020, éditions Théâtrales, Montreuil). L’auteur s’y appuie sur les notes personnelles de Jérôme Laronze, un éleveur de Saône-et-Loire décédé en 2017 au cours d’une altercation avec la gendarmerie à propos d’un contrôle sanitaire et administratif de son élevage par les services de l’État.

Bibliographie personnelle

Mesnel, B. 2017. « Les agriculteurs face à la paperasse. Policy feedbacks et bureaucratisation de la Politique agricole commune », Gouvernement et action publique, n°1, p. 33-60.

Mesnel, B. 2018. « Socialiser à la biodiversité à travers la néo-libéralisation de la PAC ? Les limites bureaucratiques de la conditionnalité et du paiement vert du point de vue des agriculteurs », Développement durable et territoires, vol.9(3), 19 p.

Mesnel, B. 2021. « État des lieux : les démarches administratives à l’interface des gouvernants et des gouvernés », Gouvernement et action publique, vol.10, n° 2, 2021, p. 113-128.

Mesnel, B. 2021. « Des cartes pour légitimer l’action publique ? Usages et appropriations de la cartographie comme instrument de mise en œuvre des aides agricoles européennes », dans Aguilera T., Artioli F., Barrault-Stella L., Pasquier R. (dir.), Les cartes de l’action publique, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, p. 151-170.

Mesnel, B. 2022 (à paraître), « Médiations administratives du verdissement et sélection professionnelle en agriculture : contrastes France-Espagne », Sociologie du travail, 2022/3.

Page institutionnelle : https://www.sciencespo.fr/centre-etudes-europeennes/fr/chercheur/blandine-mesnel-0.html  

Équipe de rédaction : Mauricio Aranda, Thomas Douniès, Geoffrey Merle, Jean-Baptiste Paranthoën, Clément Petitjean, Maricel Rodríguez Blanco, Nicolas Simonpoli


[1] Deffontaines Nicolas, 2014, « La souffrance sociale chez les agriculteurs : Quelques jalons pour une compréhension du suicide », Études rurales, vol. 1, n° 193, p. 13‑24 ; Jacques-Jouvenot Dominique, 2014, « Une hypothèse inattendue à propos du suicide des éleveurs : leur rapport aux savoirs professionnels », Études rurales, vol. 1, n° 193, p. 45‑60.

[2] Revillard Anne, 2018, « Saisir les conséquences d’une politique à partir de ses ressortissants : la réception de l’action publique », Revue française de science politique, vol. 68, n° 3, p. 469‑491.


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